La protéomique quantitative a depuis longtemps révélé que les concentrations des enzymes au sein d’une chaîne métabolique pouvaient être extrêmement différentes entre elles, et qu’elles étaient génétiquement variables. Quels sont les facteurs évolutifs qui déterminent ces distributions très inégales et leurs variations ? Curieusement, la grande majorité des études traitant de l’évolution du métabolisme se focalisent sur les gènes codant les enzymes ou sur la topologie des réseaux, mais très peu sur la manière dont répondent les concentrations d’enzymes à une pression de sélection s’exerçant sur un flux métabolique. Dans le cadre de la thèse de Charlotte Coton , co-encadrée par Dominique de Vienne et Christine Dillmann de l’équipe BASE, cette question a été abordée en combinant modélisation mathématique et simulations informatiques de trajectoires évolutives. L’objectif était de rechercher les équilibres des concentrations relatives d’enzymes dans une chaîne soumise ou pas à deux contraintes réalistes : la limitation de la concentration totale d’enzymes et/ou les co-régulations entre concentrations d’enzymes.
Dans tous les cas, des équilibres évolutivement stables ont été trouvés, qui dépendent des activités des enzymes et des contraintes considérées. Mais trois résultats peu intuitifs ont été obtenus :
- Lorsque l’accroissement du flux est limité par l’existence d’une corrélation négative entre les concentrations de deux enzymes, la pression de sélection sur les concentrations de toutes les autres enzymes se trouve relâchée. Leurs concentrations vont alors varier de façon neutre, c’est-à-dire qu’elles ne vont être soumises qu’à la dérive génétique.
- Les co-régulations créent un « effet mémoire » dès lors qu’une contrainte limite le flux : les concentrations relatives des enzymes atteintes à l’équilibre dépendent des concentrations au début du processus de sélection. La connaissance des valeurs de tous les paramètres du système n’est donc pas suffisante pour prédire le résultat de la sélection, il faut en plus connaître les concentrations initiales (Figure ci-dessus).
- La sélection sur le flux aboutit à la neutralité sélective des mutations affectant les concentrations de toutes les enzymes, quelles que soient les contraintes. Cette « sélection naturelle de la neutralité sélective » avait été postulée il y a près de 40 ans, mais sous des hypothèses très restrictives. La modélisation tend à montrer qu’elle serait très générale.
Ce travail illustre la complexité de la relation entre le génotype (chaque individu possède ses propres copies des différents gènes) et le phénotype (les caractères mesurables dépendent des interactions entre les produits de nombreux gènes). Il fournit des bases théoriques pour réconcilier théorie neutraliste de l’évolution et sélection naturelle. Ces résultats ont été publiés dans deux articles compagnons : 1 & 2