Timothée Flutre, chercheur au sein de l’équipe DEAP, mène depuis 2019 une expérimentation originale sur les mélanges variétaux qu’étudie l’équipe DEAP dans le cadre de la transition agroécologique. Installée sur une parcelle de la ferme du Moulon, l’expérimentation utilise le blé tendre pour modèle. Timothée Flutre décrit ici sa démarche expérimentale, de la question posée à la modélisation, et la conduite pratique de l’expérimentation sur le terrain.
Diversifier les peuplements pour faciliter la transition agroécologique
Au moment de semer, tout agriculteur est confronté à l’incertitude des stress abiotiques et pressions parasitaires de l’année à venir, qui augmente avec la diminution des intrants et donc l’hétérogénéité du milieu. Dans le projet PerfoMix financé par le département BAP d’INRAE et coordonné par T. Flutre, la solution explorée pour diminuer les risques tout en maintenant voire augmentant le rendement et la qualité, utilise le levier de la diversité intra-spécifique au sein de la même parcelle : le « mélange variétal », avec le blé tendre comme espèce d’application.
En 2019, cette pratique correspondait à environ 11% de la surface semée en blé en France (figure 1). Les agriculteurs sont donc intéressés, mais de nombreuses questions subsistent, notamment comment assembler au mieux les variétés pour créer des mélanges les plus performants possibles.
Une approche de modélisation
Sur un plan plus fondamental, nous avons comme objectif de comprendre pourquoi tel mélange a un rendement supérieur à tel autre. Le rendement en poids de grain par m2 dépend de la densité de plantes, du nombre d’épis par plante, du nombre de grains par épi et du poids des grains. Le modèle développé dans la thèse de M. Gawinowski associée au projet PerfoMix tient donc compte de la densité de semis, puis il va suivre au cours du temps la production de biomasse par photosynthèse de chaque plante individuellement ainsi que la façon dont cette biomasse est allouée entre les organes feuilles, tiges, jusqu’aux épis et grains.
De manière cruciale, le modèle devra tenir compte de toutes les plantes au sein du peuplement et de leurs interactions les unes avec les autres, particulièrement concernant la compétition pour la lumière. En effet, le blé est une céréale ayant gardé, contrairement au maïs mais comme le riz, sa capacité à « taller », c’est-à-dire à générer des tiges auxiliaires appelées « talles ». En fonction de la lumière disponible, certaines talles peuvent régresser jusqu’à disparaître. Seules celles qui persistent vont donner un épi rempli de grains. La dynamique du tallage a donc un effet majeur sur le rendement (figure 2).
Les variétés de blé diffèrent notamment pour leur hauteur et leur précocité, deux caractéristiques impliquées dans l’accès à la lumière. A précocité égale, une variété plus haute qu’une autre lui fera de l’ombre. A hauteur égale, une variété plus précoce qu’une autre développera ses feuilles plus rapidement et ainsi collectera plus de lumière. Nous faisons donc l’hypothèse que comprendre le rendement d’un mélange peut en grande partie revenir à comprendre comment des variétés de hauteur et/ou précocité différentes interagissent.
Une expérimentation inédite pour alimenter la modélisation
Notre approche de modélisation part d’un cadre formel du développement des plantes et de leur fonctionnement en peuplement à partir de mécanismes connus. Mais avant de pouvoir prédire, il faut calibrer le modèle, c’est-à-dire en estimer les paramètres, ce qui passe par la mise en place d’une expérimentation.
Notre ambition est de fournir des prédictions quantitatives d’intérêt pour le secteur agricole tel que rencontré en France. L’administration de la preuve de la pertinence de notre modèle nous a donc amenés à ne pas choisir une expérimentation en pot en serre mais plutôt à mettre en place une expérimentation en extérieur en pleine terre. Afin de faciliter le suivi individuel des plantes, des tubes de PVC ont été découpés en fines rondelles, placés à une densité agronomique classique, et une graine a été semée par rondelle selon une disposition spatiale déterminée informatiquement à l’avance (figure 3).
Tout au long du développement des plantes, des notations ont été effectuées. Certaines, inédites dans ce contexte, consistent à mesurer la hauteur de chaque plante et à compter le nombre de talles sans les arracher (figure 4). D’autres notations, plus classiques, consistent à déraciner les plantes puis les faire sécher à l’étuve avant de les mesurer et les peser au laboratoire. Le confinement n’a pas aidé mais un minimum de notations a pu être réalisé pour sauvegarder l’expérimentation, en suivant les précautions sanitaires bien sûr (figure 5).
Au fil des mois, alimentées de pluie et de soleil, les plantes ont poussé tranquillement (figures 6). Malgré une sécheresse de printemps, les épis sont apparus, la floraison a eu lieu et les grains ont commencé à se remplir (figure 7). Avec la récolte en vue, il a été nécessaire de protéger la parcelle avec un fil électrique contre les attaques des ragondins voisins et d’un filet contre d’éventuels oiseaux friands de grains bien mûrs (figure 8).
Ce jeudi est le grand jour, celui attendu par tous les agriculteurs au travers des âges avec autant d’espoir que d’appréhension, celui de la récolte. Les sacs sont prêts, étiquetés et triés, et chacun a son chapeau et sa bouteille, prêt à fournir l’effort nécessaire pour « sortir les plantes du champ » avant qu’un orage ne se profile à l’horizon. Ces journées sont intenses, tant par l’effort fourni que par la camaraderie ambiante, et les sacs remplis d’échantillons contribuent à la bonne humeur générale (figures 9).
Perspectives
La récolte finie, une longue série de notations nous attend sur chaque plante, ses épis et ses grains. Puis, les tableaux de données remplis, ce sera au tour des ordinateurs de turbiner. En fidèles de la méthode scientifique, il sera alors temps pour nous chercheurs de confronter le modèle aux données, en espérant que, de ce long processus ponctué d’incessants aller-retours, émergera une meilleure compréhension des ces petites plantes graciles mais robustes, et de leurs innombrables interactions.
Remerciements
-
M. Gawinowski (réalisation de l’expérimentation et de la modélisation)
-
J. Enjalbert (conception de l’expérimentation, idées de modélisation, notations et astuces en tous genres)
-
P.-H. Cournède (co-encadrement de la thèse de M. Gawinowski)
-
C. Dillmann (autorisation exceptionnelle de présence pendant le confinement)
-
Didier Tropée (labour, traitements, fertilisation, conseils et astuces en tous genres)
-
G. Vieceli (notations, clôture)
-
T. Randrianarisoa (notations, récolte)
-
N. Vazeux-Blumental (notations)
-
H. Belcram (désherbage)
-
A. Postec (préparation des semences)
-
L. Malicet-Chebbah, B. Rouger, E. Forst, G. Van Frank et E. Blanc (semis)
-
A. Hospital et M. Colas (récolte)
-
INRAE (financement du doctorat de M. Gawinowski et des expérimentations)